Surveiller les militants : leçons de Standing Rock

Le magazine en ligne The Intercept a publié à travers une série d’articles des documents prouvant la surveillance des militants à Standing Rock à travers des tactiques destinées à la lutte contre le terrorisme international. Les militants s’opposant aux projets d’oléoducs au Québec et au Canada courent-ils des risques similaires ?

Cet article est une collaboration de Crypto.Québec et de l’École de sécurité numérique.

Des documents obtenus par The Intercept nous apprennent, dans une série d’articles publiés depuis le 27 mai dernier, que des tactiques destinées aux opérations antiterroristes ont été déployées à Standing Rock pour contrevenir au mouvement s’opposant au projet du Dakota Access Pipeline (DAP). Ces documents révèlent la collaboration entre la firme internationale de sécurité TigerSwan, les services de police d’au moins cinq États américains et le FBI. Cette compagnie militaire privée, largement composée de vétérans des opérations spéciales militaires déployés dans la guerre en Irak, est spécialisée dans l’accompagnement et la « sécurisation » des activités commerciales d’entreprises dans des zones avec de fortes activités associées aux groupes jihadistes. Elle a donc été engagée par Energy Transfert Partners pour faciliter la construction du DAP en réaction aux résistances des militants de Standing Rock.

En créant un rapprochement entre les actions des militants et des activités terroristes, les forces de l’ordre justifient entre autres une approche plus agressive en matière de surveillance et d’interférence avec les activités des militants. Il ne va pas sans dire que cette situation a de graves implications antidémocratiques et s’avère préoccupante, même hors des États-Unis.

De plus, dans la mesure où le Québec est également aux prises avec ses luttes environnementales (p. ex. Énergie Est), les informations révélées par The Intercept appliquées au contexte canadien nous permettent d’identifier des risques réels auxquels les militants font face.

La situation au Québec et au Canada

Bien que nous ne détenons pas de preuves formelles permettant de confirmer la surveillance de groupes militants environnementaux, le paysage législatif canadien avec lequel doit composer ce militantisme n’a rien de réjouissant.

Avant même l’adoption de la controversée loi antiterroriste (C-51), la GRC a mis en place le « Projet Sitka » qui visait principalement à se doter d’un plan d’action pour les « Activités criminelles sérieuses associées à des événements grand public à implications nationales ». Ce plan, ciblant en outre le mouvement autochtone « Idle No More », s’intéressait principalement aux actions de désobéissance civile et fournit un tableau permettant d’évaluer le « potentiel de disruption sociale » d’un groupe.

Source : Projet Sitka.

Dans ce contexte s’en sont suivis les débats entourant l’adoption de la Loi antiterroriste de 2015 (Projet de loi C-51), où de nombreux juristes, experts, même le commissaire à la vie privée du Canada ont dénoncé le fait que la loi faciliterait la criminalisation d’activités militantes. Effectivement, dans la forme actuelle de la loi, la définition du « terrorisme » demeure très floue et aurait conséquemment de graves répercussions sur la tenue de discours politiques au pays. En somme, C-51 offre des provisions qui rapprochent conceptuellement plus facilement les luttes environnementales aux « activités terroristes », facilite le partage d’information entre agences gouvernementales et offre un pouvoir exécutif grandissant au Service canadien du renseignement et de la sécurité. Ces aspects problématiques de la loi antiterroriste n’ont été que très peu amendés dans la nouvelle version (C-59) proposée par le gouvernement Trudeau le 20 juin dernier.

Pourquoi se soucier de la surveillance des militants ?

Un porte-parole de l’un des services de police a répondu dans un courriel à The Intercept qu’il « avait maintenu des communications avec l’agence de sécurité TigerSwan afin de [donner] aux forces de l’ordre une meilleure connaissance de la situation qui les aidait à surveiller efficacement le terrain et à répondre plus rapidement en cas de protestation illégale ». Ces actions sont extrêmement inquiétantes, car d’une part elles assument une présomption de culpabilité envers les militants et d’autre part, parce qu’elles servent de prétexte pour mener des actions qui ont des effets structurants à court et à long terme sur l’organisation des activités militantes dans un contexte démocratique.

Le pouvoir de l’information

Il semble y avoir une croyance générale dans le milieu militant que de s’exposer et d’être transparents est synonyme d’une certaine noblesse de l’action de désobéissance civile et que le fait de se faire surveiller est quelque chose que l’on peut porter comme une médaille d’honneur. Faire ce genre de raccourci peut néanmoins nuire à la cause portée par les militants de plusieurs manières.

Les pratiques de surveillance — discrètes comme agressives — ont un impact à ne pas sous-estimer sur le succès des mobilisations. Ça revient à un principe de base : l’information est une source de pouvoir. Que ce soit par l’infiltration des groupes, l’interception des communications ou encore par la récolte d’informations publiques sur les réseaux sociaux (où s’organise la majorité des groupes), les renseignements et l’intelligence recueillis servent à de nombreux desseins.

Tout d’abord, les relations publiques. Les actions militantes servent souvent à attirer une attention médiatique autour d’enjeux précis. Conséquemment, les adversaires promeuvent un discours ayant pour objectif de décrédibiliser et de délégitimer le mouvement aux yeux de la population, des médias et des décideurs politiques. En exerçant peu de contrôle sur l’information publiée et divulguée au sein de leurs cercles, les militants se mettent en position de vulnérabilité : ils ignorent quelles informations se trouvent entre les mains de leurs adversaires et, de manière plus importante, ils ne peuvent pas savoir comment elles seront interprétées, contextualisées et instrumentalisées dans la production d’un contre-discours.

Le processus de renseignement permet également de monter des dossiers sur des individus. Ces dossiers peuvent servir ensuite à incriminer des activistes, à faire office de preuves dans le cadre d’un procès ou encore à identifier certains militants comme des « personnes d’intérêt » — légitimant conséquemment une surveillance accrue.

Tout cela s’inscrit par ailleurs dans un plan stratégique ayant pour objectif de démobiliser le mouvement, que ce soit par le risque de représailles juridiques, par l’intimidation visant à dissuader les individus à commettre des actes de désobéissance civile, ou encore en exploitant des tensions à même le mouvement. La capacité des forces de l’ordre à récolter et utiliser diverses informations contre les militants place ces derniers dans une situation de vulnérabilité qui a le potentiel de nuire à la cause et aux enjeux démocratiques, sociaux et politiques qui en découlent. À long terme, l’état de surveillance peut finalement nuire à la capacité d’un mouvement à mobiliser des militants en dehors des sympathisants issus des réseaux sociaux.

Soulignons par ailleurs que cet objectif de démobilisation est aligné avec ceux d’intérêts privés, qui n’ont pas de légitimité démocratique.

Vaut mieux prévenir que guérir.

Dans ce genre de contexte, la première étape est de ne jamais sous-estimer l’impact que des pratiques de surveillance peuvent avoir sur un mouvement social. C’est pourquoi adopter des pratiques de base en gestion « sécuritaire » de l’information devrait devenir une priorité dans l’organisation de toute pratique militante : tant dans les communications internes que dans les processus de mobilisation et d’organisation.

Néanmoins, adopter de meilleures pratiques en sécurité numérique peut être un processus complexe et engageant pour des groupes militants. Même si c’est le cas, il y a plusieurs ressources et actions simples peuvent être mobilisées facilement.

D’abord, il est primordial d’accorder une importance réfléchie au cercle de confiance au sein du mouvement. Tant dans le mouvement de Standing Rock que dans celui de Black Lives Matter, plusieurs policiers infiltrés ont eu accès à des informations privilégiées issues des communications internes. Au Québec, les entreprises d’investigation privée peuvent légalement offrir des services d’agent double et pourraient donc aussi être mises à profit lors du déploiement d’une stratégie contre des militants. Même si ces agents doubles peuvent être faciles à détecter, il n’en reste pas moins — comme le souligne Jessica Fujan, directrice de la section Midwest du groupe Food and Water Watch (FWW) — « qu’ils créent de la distraction et même de la peur au sein des bénévoles activistes ».

En termes de protection technique, de nombreux outils et guides sont disponibles en ligne. Un soutien technique personnalisé est disponible en cas d’urgence par Frontline Defenders et Access Now. Des organisations québécoises se spécialisent aussi dans la formation en sécurité numérique. Crypto.Québec organise des formations d’initiation au chiffrement destinées au grand public et l’ESN514 se spécialise dans la formation en sécurité numérique auprès de groupes militants.

Finalement, une des meilleures manières de résister à long terme est de développer une connaissance terrain des pratiques de surveillance exercées auprès des mouvements sociaux. En répertoriant plus d’informations sur la manière dont ils sont pistés par leurs adversaires, il sera plus facile d’identifier les points de départ stratégiques. C’est pourquoi, si vous faites partie d’un groupe militant, visitez la page aidez-nous à vous aider (préférablement à partir du navigateur Tor) pour voir comment vous pouvez contribuer concrètement au développement de vos connaissances et des nôtres sur les pratiques de surveillance des citoyens.

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